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Black Koshka

10 septembre 2007

Histoire contemporaine d’un cochon sans histoire




Histoire contemporaine d’un cochon sans histoire

 Jocelyne Porcher, in De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi, La Revue du M.A.U.S.S. (Mouvement Anti- Utilitariste dans les Sciences Sociales) , n°23, Ed. La Découverte, 502p.


 J’ai été un cochon ordinaire, né d’une truie Sigma-Archi + et d’une paillette de verrat issu de croisement de lignées très composites ; 170 jours après ma naissance, je suis mort dans un abattoir industriel ainsi que 6000 de mes congénères ce jour-là au même endroit. Notre vie n’a pas fait d’histoires ; elle a suivi les procédures et le timing prévus par les scientifiques et les techniciens. Les éleveurs et les salariés que j’ai croisés acceptent les procédures du travail industriel eux aussi et leur vie en est tout entière imprégnée. Durant ma courte existence, je n’ai pas eu à subir de leur part de brutalités « inutiles » ( presque pas), et d’ailleurs, pour ma part, je n’ai fait de misère à personne. J’ai bien davantage souffert de l’ennui, de la violence de l’indifférence et du déni de ma vie d’animal. Mais parce que je suis vivant, j’ai résisté, je ne suis pas devenu la chose qu’ils voulaient fabriquer. Ils ont dû faire face à ma résistance ; ils ont dû affronter leur sensibilité.

 Le bruit court dans Landerneau que l’on en ferait aujourd’hui beaucoup, et même beaucoup trop, pour les cochons. Au nom du « bien-être animal », et par pur anthropomorphisme assurément, des âmes sensibles, mais néanmoins fort revendicatives, exigent pour eux des conditions de vie meilleures. « Mais quoi, s’insurgent certains représentants professionnels avec une verdeur toute virile, qu’en avons-nous à battre du confort du cochon ? Il est là pour qu’on le bouffe, on ne va pas se prendre d’affection pour des trucs qu’on bouffe, quand même ! Un cochon, c’est pas un chien ! ». Pas un chien, pas un chien, je veux bien… Mais c’est quoi un chien dans les pays où l’on mange les chiens ? Est-ce que c’est un cochon industriel ?

 Je suis né d’une truie Sigma-Archi+ et d’une paillette de verrat issu de croisements de lignées très composites. On était quinze, mais deux d’entre nous sont morts sans avoir vu le jour. Enfin le jour, je veux dire la lumière électrique. Le moment venu, j’ai fait comme les autres, je me suis débattu comme j’ai pu sur le caillebotis pour me traîner jusqu’aux tétines de la truie qui venait de nous expulser. Je sais, je sais, théoriquement, ça s’appelle une naissance et ça s’appelle une mère ; mais dans notre cas, difficile de revendiquer une quelconque maternité ou un lien, juste une pitié réciproque peut-être. D’où je viens, la truie pour mettre bas est coincée dans une cage à peine plus large et plus haute que ses propres dimensions ; elle peut seulement se lever et se coucher. Pas moyen pour elle de faire un nid et de s’occuper de ses petits. On disposerait d’une machine à tétines à la même température, cela ne ferait pas de différence. D’ailleurs, la salariée nous a rapidement proposé du lait en poudre. Elle nous a mis le nez dedans avec insistance pour que l’on considère bien vite la question alimentaire sous son jour agro-alimentaire et pharmaceutique ; la relation mère- petits, ce n’est pas vraiment son problème. D’ailleurs je la comprends : quand on a une quarantaine de truie qui mettent bas en même temps, il n’y a pas de temps à perdre ! Son objectif, ce n’est pas la vie, c’est la survie ; et puis elle pense à sa prime, c’est humain. Quand à la paternité, n’en parlons pas. Je me balade depuis un bout de temps, sous une forme ou sous une autre, en Orlando de la production porcine, et les verrats des OSP (Organisation de Sélection Porcine) que j’ai rencontrés font vraiment un drôle de groin. Leur activité essentielle consiste à se faire « prélever » par des types qui se demandent quand même par moment à quoi ils jouent.

 Donc, on est restés là 26 jours à circuler sur le caillebotis et à rester près de la truie. Ce n’était déjà pas vraiment l’enthousiasme, cette venue au monde ; mais en 3 semaines (bienvenue au club !), j’ai compris ce qu’allait être ma vie de cochon dans ce genre de système. Ca a commencé par une piqûre de fer bien sentie. Puis la salariée nous a coupé la queue et sectionné les canines. Aïe, ma douleur ! Mais on n’avait pas tout vu, car comparé à la castration, finalement, ce n’était pas grand-chose. Je passe les détails (l’anesthésie, connais pas ! et pas besoin de sortir de polytechnique pour deviner que ça fait très mal). J’ai durablement grincé des dents et serré les fesses. Au bout d’un moment qu’elle était occupée à ce travail, j’ai deviné que le niveau de sensibilité de la salariée atteignait la côte d’alerte. « Couper des couilles », comme le dit l’un des hérauts virils de la filière porcine, ça lasse… Il y avait un jeune collègue avec elle, mais ce n’était guère mieux. Sans mauvais jeu de mots, je crois qu’il avait les boules ; il craignait que le bistouri ne s’oriente malencontreusement vers son anatomie. Notre truie était dans tous ses états de nous entendre hurler sans pouvoir rien faire. Elle s’agitait dans sa cage en grognant. Les autres truies s’énervaient aussi. Il y avait comme un climat tendu dans la salle. Ils ont fini par ranger leur attirail de chirurgien. Leur chef est venu et leur a dit qu’il avait acheté à manger, vu qu’il faudrait qu’ils restent travailler un peu tard ; le boulot avait traîné quand même, fallait rattraper. Ils sont partis. On s’est regardés, tout raccourcis et tremblants qu’on était. On a entendu une petite voix qui disait : comment ça s’épelle « barbarie » ?

 Le décor de base était planté, j’ai attendu la suite. Eh bien, je n’ai pas été déçu ! Je me suis d’abord retrouvé à la « nurserie ». Mais il n’y avait pas de nurse. On était une quarantaine à aller et venir autour des mangeoires sur des caillebotis en plastique. Il faisait chaud, c’était propre, terriblement propre. Rien à renifler, rien à fouiller, rien à grignoter. Rien à faire que manger, boire et dormir. J’ai bu, j’ai mangé, j’ai dormi. Je commençais à m’embêter ferme. De temps en temps, un salarié passait rapidement en nous regardant sans nous voir, pour remplir nos gamelles et vérifier qu’il n’y avait pas de morts. Il y en avait. Des morts sans explication. Un jour, il y en a eu plus que prévu et autorisé par les normes et on a vu rappliquer des types emplastiqués des pieds à la tête. Ils ont discuté avec le chef en nous regardant de travers, comme si on avait fait une grosse bêtise. Ils avaient peur qu’une des nombreuses maladies qui peuvent nous tomber dessus nous soit effectivement tombée dessus. Nous aussi, on les regardait. Au début, on était contents de voir du monde, qu’il y ait un peu d’animation. Mais ils trimballaient une drôle d’odeur et finalement on a eu hâte qu’ils s’en aillent. On s’emmerdait, mais au moins on n’avait pas peur. On a compris qu’on aurait droit à de nouvelles piqûres et puis ils sont partis.

 15 jours après, ils nous ont repesés et on a changé de logement. Je me suis retrouvé avec de nouveaux congénères. Cette fois, le caillebotis était en béton. Il puait le désinfectant à un point vraiment outrageant pour un groin de cochon. Cette odeur occupait tellement l’espace qu’on a mis un moment pour s’y habituer. La case était entourée de murs, en béton eux aussi. Mangeoires et abreuvoirs. Et toujours rien à voir, rien à faire. On a compris pourquoi ils nous avaient coupé la queue. On s’ennuyait tellement que le seul truc à quoi on pouvait s’occuper, c’était de mâchouiller la queue d’un congénère. J’ai entendu dire que des marchands d’équipements vendent des queues artificielles maintenant pour qu’on puisse s’occuper à mordre. Ce sont des espèces de petits tuyaux en plastique que l’ont peut s’affairer à réduire en bouillie sans penser à mal. Il y en a même qui vendent des jouets, des trucs à mordre ou à attraper. Bientôt, je pense qu’ils vont nous mettre une piscine au milieu du béton, avec de l’eau bien propre évidemment, et un système électronique de gestion d’accès. On pourra aller se vautrer chacun notre tour dans une mare d’eau javellisée. Evidemment, entre s’ennuyer au point indescriptible où je m’ennuyais et la modernité ludique version « bien-être » cochon, il n’y a pas photo. Quoique à force de nous prendre pour des gosses, ils devraient se méfier, ils vont finir par ne plus savoir où ils en sont et préférer, comme le préconisait Swift, manger les enfants des pauvres. Nous, on avait juste envie de voir le jour, de s’écrouler au soleil ou de traîner sous la pluie, de se rouler dans la boue, de mettre le groin dans des trucs pas propres, de creuser, de courir, de manger de l’herbe, des racines, des vers de terre ou de croquer des souriceaux ou, au moins, être sur de la paille. Quand il y en a une bonne épaisseur, on a quand même de quoi s’occuper ! Le problème évidemment, c’est que les généticiens nous ont tellement construits à leur image de types blancs, imberbes et proprets qu’on a plus de soies sur le dos. Et alors là, inversion des causalités, ils peuvent dire maintenant aux pékins qui s’apitoient sur notre sort (« mais les pauvres bêtes, elles ne sortent jamais ! »), merci à eux, que c’est pour notre bien qu’on reste enfermés : s’ils nous sortaient, on prendrait des coups de soleil ! Pour l’herbe, c’est pareil : il y a des professionnels qui soutiennent que les cochons n’ont pas besoin de sortir puisqu’ils ne mangent pas d’herbe. Ils n’ont jamais regardé des cochons dans un pré, ceux-là ! C’est quoi leur métier ? Leur grande idée, de toute façon, c’est qu’un cochon, c’est rien qu’un intermédiaire entre des céréales et de la viande de porc, une machine à transformer les céréales. Une façon de mettre de la valeur ajoutée dans le maïs. Aucune utilité. Aucune existence. Ne leur parlez pas de mettre des cochons dans les prairies ou dans les forêts pour qu’on retrouve notre nature vagabonde et qu’ils puissent valoriser les châtaignes ou nettoyer les sous-bois, ils ne comprennent carrément pas. Au point où on en est, il y a maintenant des mots qui manquent à leur vocabulaire : le mot vie par exemple, je suis sûr qu’ils ne le connaissent plus. Alors évidemment, leur parler de plaisir, de plaisir au travail, du plaisir de vivre avec des animaux contents, de faire en sorte de manger tous beaucoup moins mais beaucoup mieux, là c’est le black-out complet. Le seul mot qui fasse tilt, c’est argent. Ce mot-là est synonyme de tout. Il clignote sans arrêt dans leurs têtes. Si jamais il s’arrête de clignoter d’ailleurs, il y a des types qui arrivent pour recharger les batteries motivationnelles. Ils ont toujours des trucs nouveaux à proposer : des innovations techniques, des dérivatifs informatiques, des résultats comparatifs opportuns… Enfin, c’est plus triste pour eux que pour nous, somme toute. Ce sont leurs civilisations qui sont mortelles. Nous, on a le temps.

 Un mois après, nouveau changement, je me suis retrouvé dans une case bétonnée avec des « charcutiers » que je ne connaissais pas. A chaque changement, on perd de groin les congénères avec qui on avait des affinités et on doit tout reprendre à zéro au niveau relation pour pouvoir se supporter. Là, on s’est bastonnés un moment pour faire un peu connaissance et on a fait le tour du propriétaire. C’était vite fait. Toujours rien à faire, rien à voir, et de toute façon on était complètement dans le noir. Ca sentait le béton, le fer, l’ammoniac et mille autres choses qui n’existent que dans le répertoire des cochons. Le caillebotis en ferraille faisait mal aux pattes. Ils nous avaient pesés, mais pas besoin de balance pour savoir que j’avais vraiment grossi ; j’allais bientôt prendre près d’un kilo par jour. Ca me tirait de partout de prendre du poids si vite. Ca devenait pénible de bouger. Un des salariés est venu vérifier l’état dans lequel on était. C’était pas trop brillant ; ils avaient fait vite pour nous changer de secteur et on était quelques-uns à avoir pris des coups de pied parce qu’on obtempérait pas au quart de tour. Il y en avait plusieurs qui boitaient et un qui avait la hanche vraiment mal en point. Ils l’ont sorti de la case en se demandant ce qu’ils allaient faire de cette saloperie. A mon avis, c’était une question pour la forme. Sûr qu’ils ont pas appelé le véto ! Mais il y a des jours où ils en ont marre d’assommer des porcelets ou des porcs malades. Je les comprends, c’est vraiment un sale boulot. D’ailleurs, toute cette histoire est l’histoire d’un sale boulot. Mais il se fait de plus en plus proprement. Avant, ce n’était pas rare qu’un porcelet agonise quelques heures dans un couloir. Maintenant, ils le collent direct au frigo à cadavres. Pareil pour les truies. Fini les truies mortes ou quasi qui traînent dans un coin du bâtiment en attendant l’équarrisseur. Tout cela est rangé bien comme il faut dans des équipements ad hoc. Ni vu ni connu.

 On est resté là. Et ça n’en finissait pas. L’air était plein de poussières et de saletés diverses. Ca nous grignotait les poumons. Un salarié passait le matin ; il repassait le soir. On savait ainsi qu’une journée était terminée. Il faisait une injection d’antibiotiques et d’anti-inflammatoires à ceux d’entre nous qui boitaient ou qui avaient l’air de décrocher. Si c’était plus grave, il sortait le fautif et on ne le revoyait plus. S’il avait pu nous surveiller sur des écrans vidéos, nul doute que ça l’aurait vraiment arrangé. Surtout à cause de l’odeur. C’est sûr qu’ils ont vite fait de puer s’ils restent un peu trop longtemps là-dedans. Et pour sortir en boite le vendredi soir, c’est pas le top ! Le gars ou la fille, ils ont intérêts à se frotter bien fort sous la douche s’ils ne veulent pas qu’il y ait de la place autour d’eux sur la piste de danse. Il y en a qui s’étonnent que personne ne veuille bosser dans ce genre d’élevage. Moi, ça ne m’étonne pas. Les gens, ils veulent travailler, et ils veulent vivre ; ils veulent du pain, mais ils veulent des roses aussi. Le nôtre de salarié, ça lui est arrivé une fois de se laver trop vite, car soi-même on ne s’en rend pas compte ; cette odeur, à force, on la porte tellement en soi qu’on ne la perçoit plus. Mais sa copine l’avait senti venir. Elle avait plutôt la honte. Change de boulot ! qu’elle lui avait dit ; et pour faire quoi ? qu’il avait répondu, pour aller bosser à l’abattoir ? Je gagne mieux ici. Depuis, le chef a fait installer des douches sur l’élevage et même une cuisine avec micro-ondes, frigo et tout. Les patrons, des notables qui ont investi dans la porcherie, trouvaient ça superflu, mais le chef avait insisté. Il avait argumenté sur la motivation, la difficulté à trouver des salariés et surtout de les garder, le souci que c’était de constituer une équipe avec un sens du collectif. C’est important le collectif, ça permet de faire face à ce qui est dur dans le travail ; les gens se sentent soudés et ils affrontent le boulot comme des guerriers. Ils sont prêts à faire des sacrifices : passer le karcher toute la journée de Noël, pas de problème, tu peux compter sur moi ; travailler jusqu’à onze heures du soir en contrepartie de jours de récupération aléatoires, je sais que je peux te faire confiance. L’hiver, ils rentrent dans le bâtiment quand il fait encore nuit et ils en ressortent alors qu’il fait déjà nuit. Ca leur agit sur le moral de ne pas voir le jour. Ca leur fait peut-être le même effet qu’à nous ! Ils ne savent plus comment passe le temps ; au bout d’un moment, on ne sait plus si on est vraiment vivant. Il y en a pas mal qui dépriment en hiver. C’est blafard, sous la pluie, les bâtiments, la fosse à lisier et la gadoue qui les entoure. C’est plus difficile d’y croire à la grandeur de la compétition économique quand on regarde autour de soi, qu’en sortant des bâtiments, le soleil ne réchauffe pas la peau et que le cœur se refroidit à l’intérieur. Et on voit bien que c’est moche tout ça et, au bout du compte, cette mocheté, elle donne vraiment envie de gerber. Finalement, les patrons ont même offert un abonnement à Porc-Magazine.

 Nous, on se voyait grossir à vue d’œil. On commençait à avoir du mal à se tenir debout. Un jour, ils nous ont tapés dessus comme des brutes pour nous tatouer des numéros sur la peau. Pas vraiment délicat comme méthode ! On s’est dit que ça commençait à sentir le roussi et le marché de la viande. Un soir, ils n’ont pas rempli nos auges et on a compris que cette histoire allait finir. Je me demandais comment. Eh bien là non plus, je n’ai pas été déçu. La chute était vraiment à la hauteur du développement.

 Un soir, ils nous ont triés et une partie d’entre nous est partie vers les cases du quai d’embarquement. Au moins, on était dehors ; on reniflait l’air, l’odeur des plantes, des arbres, de la terre, ça nous faisait tout drôle, et comme on était à jeun, la tête nous tournait. La nuit est tombée et on est resté là. On était tassés, mais on a réussi à se coucher en s’empilant un peu. Plus tard, dans le noir, un grand camion à deux étages est arrivé. Un type nous a poussé dedans. Il avait une pile électrique et il filait des petites secousses à ceux qui traînaient. Ca ne servait pas à grand-chose, qu’à nous faire sursauter et couiner. Mais c’était sa manière de travailler, j’imagine. Ca se sentait qu’il ne nous tenait pas en grande estime, mais il ne s’énervait pas. Il était nerveux en dedans. Il regardait sa montre sans arrêt. J’ai le sentiment que ce n’est pas drôle tous les jours, la vie de transporteur de porcs : se lever à une heure du matin pour commencer la tournée une heure après ; faire des kilomètres pour aller nous chercher, nous charger, nous emmener à m’abattoir, nous décharger, repartir, nettoyer le camion. Pour finir vers midi ou plus souvent vers 14 heures. Elle est longue, la journée.

 Tout ça tout seul. C’est peut-être le plus difficile pour eux : ne pas avoir le temps de causer avec les uns ou les autres. Les éleveurs ou les responsables de la porcherie, c’est clair, ils ne les voient jamais. D’ailleurs, les gros, il semble qu’il vaut mieux ne pas les croiser, car ils ont la grosse tête ceux-là, et ils parlent aux chauffeurs comme s’ils étaient leurs valets. Devoir se taire, ne pas pouvoir les rembarrer, ça doit être dur. C’est humiliant, quand même. Physiquement, le boulot est moins fatiguant qu’avant, avec les beaux camions à pont hydraulique qu’ils ont, mais mentalement, c’est bien plus lourd à porter. Quoique même physiquement, c’est pas si facile ! Les « mal à pied », comme ils disent, ou les fragiles, les congénères qui ont les pattes esquintées par le caillebotis ou qui ont quelque chose de cassé et ceux qui ont le cœur qui n’a plus envie de battre, ceux-là, ils ne sont pas faciles à bouger et ils meurent souvent dans le camion. Mais aussi, il faut nous comprendre. Il y a un moment où on dit pouce ! On est gentils, on est patients, on supporte tout ce bazar sans trop leur faire de misères (ils sont déjà assez malheureux comme ça, on le sent bien), mais quand on ne peut plus, on ne peut plus. On crève et puis voilà ! Et puis, ce qui est dur à supporter pour eux aussi, c’est que ce boulot, c’est comme l’engraissement, ça pue ; tant de cochons à trimballer, nourris comme on l’est, élevés comme on l’est, évidemment que ça pue. Quand ils se font doubler par des voitures sur l’autoroute, il y a des gens qui se pincent le nez en les regardant de travers. C’est pour ça qu’ils utilisent la pile, pour éviter de nous toucher, parce que l’odeur, elle colle à la peau et aux cheveux. Même en prenant une douche, ça sent toujours ; il faut se frictionner drôlement avant de rentrer à la maison. Alors ils nous tiennent à distance. De toute façon, le gars, le plus souvent, c’est dans la merde qu’il a les bottes. Mais soyons clair, cette puanteur et ces flots de lisier dont ils ne savent pas quoi faire, ce n’est pas affaire de cochons, c’est leur puanteur. Ce sont eux qui puent (et de bien des points de vue), tous ceux qui défendent et tous ceux qui acceptent cette façon aussi méprisante d’élever des animaux !

 Donc on est montés dans le camion et on est partis. On est arrivés à l’abattoir une heure après. Il faisait encore nuit. Le chauffeur nous a déchargés sur un quai et on a été poussés dans un couloir par un type qui avait une sorte de grosse raquette sans trous à la main. Il faisait du bruit avec ou il nous tapait légèrement pour nous faire avancer au bout du couloir. Il était calme apparemment, mais lui aussi, c’était une boule de nerfs en dedans. Il était fatigué de marcher, ça se sentait. Il devait faire des kilomètres dans sa journée celui-là, mais son parcours, c’était pas un joli chemin de montagne. On était des centaines, peut-être des milliers, répartis dans les couloirs d’un immense hangar. L’espace était rempli de bruits de machines, de claquements de barrières, de cris de cochons, des cris de gens. Il y avait comme une brume au-dessus de nos têtes, un brouillard qui, dans la nuit, donnait une espèce d’allure fantasmagorique à ce décor industriel. Ca ressemblait à l’enfer, « cet état misérable est celui des méchantes âmes des humains qui vécurent sans infamie et sans louange et qui ne furent que pour eux-mêmes… »

 On s’est couchés et on a écouté tout ça, on a senti tout ça. C’était impressionnant. C’était saturant. Au bout d’un moment, des douches nous ont aspergés. On était tout sales, on est devenus tout propres. Officiellement, la douche vise à nous calmer. Mais ceux qui étaient effrayés le sont restés, sauf qu’ils étaient mouillés. Ce n’est pas sans avantage d’ailleurs, car quand ils recevront un coup de pile électrique au moment de rentrer dans le restrainer, ils en sentiront mieux l’effet. A ce stade-là, de toute façon, plus la peine d’être récalcitrant ! Fallait mourir avant ! Après l’attente dans le couloir, je savais bien ce qui allait se passer. Ils nous pousseraient sans ménagement dans le restrainer où on se prendrait une décharge électrique (l’anesthésie, ils appellent ça), puis direction le tapis de saignée où un gars nous positionnerait pour le saigneur. Il doit égorger 800 ou 900 cochons à l’heure, le saigneur, et il vaut mieux que le cochon lui arrive mis comme il faut, pour pas qu’il perde de temps. 900 à l’heure, ça fait 15 à la minute, il n’a pas le temps d’y penser. Sauf quand le restrainer ne fonctionne pas bien ou que le cochon est trop petit pour la machine et pas aussi anesthésié qu’il devrait l’être. Alors il saute du tapis et il se met à courir dans tous les sens. C’est pas rare, ça arrive même quasiment tous les jours. Là, ils s’énervent un peu les gars ; ils n’aiment pas ça, les manifestations de non- mort aussi évidente. Ou alors le cochon est saigné pas vraiment mort, et il gigote encore sur la chaîne. C’est dur à supporter. Avec la chaleur, le bruit, il y en a qui ont constamment des maux de tête. Et puis ils travaillent sur quatre jours. De six heures du matin à plus de cinq heures du soir. Quatre jours ou cinq, ça dépend des volumes. 900 porcs à l’heure, le saigneur sur le coup, il n’a pas le temps de réaliser ; mais il y pense après, à tous ces cochons qu’il a tués. Des millions ça fait, depuis qu’il est là, depuis 25 ans. Il avait 16 ans quand il a commencé à travailler ici. Il essaie de faire son boulot proprement. Mais quand tout est prévu pour le faire salement, c’est pas facile. Souvent il se demande à qui elle sert toute cette tuerie, si c’est bien nécessaire, mais il ne va pas plus loin, car il se dit : « Faut pas rêver, moi je rêve pas, y a beaucoup de gens à pas rêver… Que ce soit ici ou ailleurs… »

 Après la saignée, un autre type nous accroche aux élingues et nous voilà carcasse partie sur la chaîne. Pour nous, c’est vraiment fini, surtout que ça l’était déjà en commençant, et on ne peut pas dire qu’on va regretter quoique ce soit, mais c’est dur pour ceux qui travaillent ; à toute allure, ils découpent, ils vident, ils nettoient, ils désossent. Leur boulot est à l’aune de notre courte vie : vite fait, mal fait ! « Le cochon vite fait dans le camion, le transporter vite fait, le tuer vite fait, puis le bouffer vite fait, quoi », comme dit l’un d’eux. Tout ce système est une immense fabrique de souffrance. Comment font-ils pour ne pas la ressentir, ceux qui achètent le jambon ? Comment font-ils pour ne pas dire non ?

 Tout cela m’étonne quand même. Ce vide d’existence qu’on porte tous dans cette histoire (les animaux comme les hommes) pour en arriver là, à cette béance de temps, à ce néant d’expression, de communication, de beauté. Cette incommensurable violence presque sans brutalité qu’ils acceptent tous au fond. Ces tonnes de viande qu’ils peuvent détruire aussi vite qu’ils les ont produites si le marché le commande. Ce serait un moindre mal du reste s’il se contentaient de détruire la viande. Mais maintenant, ici ou là ( France, Danemark, Pays(Bas, Espagne, Etats-Unis, partout le même système) pour une raison ou pour une autre, ils détruisent aussi les animaux, pas milliers ou par millions : porcelets, porcs, vaches, volailles… Et ils font tourner leurs centrales thermiques avec la farine animale produite. Ils produisent de l’énergie achetée par EDF à 0,05 centimes d’euro le kWh. Et la lumière fut ! Cela me rappelle quelque chose, cette façon de traiter le corps vivant, mais à eux, apparemment, ça ne leur rappelle rien ! Ils ont tellement divisé leur pensée en morceaux, discipliné leur vision du monde, qu’ils deviennent des êtres dont l’histoire est complètement détachée du présent.

 Environ sept mille ans de vie commune entre les hommes et les cochons pour finir comme ça ! C’est triste quand même. Pourtant il y a eu des périodes où on était bien ensemble. Il fut un temps où notre espérance de vie avec eux n’était pas si réduite. On avait le temps de vivre avant de mourir. De plus en plus au fil du temps, c’est indéniable. Mais quand même, on restait des cochons pour eux. On n’était pas des choses ; on n’était pas de la matière animale ; ils n’étaient pas si indifférents, si insensibles, si froids.

 Que s’est-il passé pour que le sens de notre relation soit à ce point pulvérisé, pour qu’ils oublient qui nous sommes et qui ils sont. Elle est étrange tout de même cette obstination à engendrer de la laideur, de l’ignorance et de la souffrance là où ils pourraient créer de la beauté, du sens et du lien. Car l’élevage, avant l’intérêt économique, c’est d’abord ça : l’histoire d’une relation entre des hommes et des animaux, un partage de sens, un désir d’amour. Depuis des milliers d’années, ils ajoutent à notre nature, on ajoute à leur culture, et réciproquement : on mêle nos sociétés, on transforme nos habitudes, on se civilise mutuellement et quelquefois on s’aime, passionnément même. Regardez-les, ceux qui ont gardé l’âme semblable depuis tout ce temps : le cavalier qui n’a d’yeux que pour son cheval, le cornac qui dit des mots tendres à son éléphant, la chevrière qui chante pour ses chèvres, la vachère qui embrasse sa vache, le berger qui sifflote en admirant son troupeau, le porcher qui s’endort sous un arbre la tête contre sa truie. Au lieu de vivre séparés et de se craindre les uns les autres, on a choisi de vivre ensemble ; on a choisi la paix plutôt que la guerre, que la chasse, la battue, l’effroi. Il faut être clair d’ailleurs : l’échange est inégal car ils ont davantage besoin de nous que l’inverse. Et pas pour les raisons qu’ils croient. Ils se prennent pour des dieux, mais ce sont justes des êtres fragiles embarrassés par leurs sentiments et constamment envahis par la peur. Et nous les bêtes, nous sommes là, placides, réceptives, attentives, patientes, prêtes à tout affronter, les tempêtes et les déconvenues comme l’écrit Whithman. On ne gémit pas, on ne se plaint pas, et surtout on ne craint pas la mort. Ni la nôtre ni la leur. Et ce n’est pas de mourir qui dérange dans cette histoire industrielle, c’est de ne pas vivre ! Mourir, personne n’en a envie bien sûr, mais si l’on a été, si l’on a vécu, si l’on a aimé, alors, ainsi que l’écrit Jankélévitch, nous pouvons mourir. Mais seule la vie bonne peut se permettre la mort. La vie mauvaise, celle à laquelle ils nous condamnent et se condamnent dans leurs usines à matière animale, celle-là rend la mort et le vie même honteuses, vulgaires, obscènes. Une mort par absence de vie. Une non-vie. Une non-vie qui leur permet de ne pas voir ce qu’ils font.

 Les productions animales sont hors de l’histoire, hors de l’espace, hors de la culture. L’industrialisation du vivant, des plantes, des animaux (et de leurs corps même, qu’ils en viennent à vendre à l’encan pour échapper à la misère), n’est-ce pas la voie d’achèvement de toute culture ? Et de celle qu’on porte en nous-mêmes depuis des siècles et quelquefois mieux qu’eux. Qu’est-ce qu’ils seraient les Corses sans leurs animaux ? L’île est belle, c’est entendu, il y a la mer, la montagne, les plages, le soleil… Mais surtout, il y a les brebis, ces belles brebis à la toison multicolore, aux pattes fines et à l’esprit singulier, qu’ils échangent naïvement contre des brebis blanches qui pissent le lait avec plus d’efficacité. Et les chèvres et les vaches et les cochons. Les vrais cochons, je veux dire, pas ceux qui arrivent en carcasses du continent pour faire de la charcuterie locale. Non, ceux qui connaissent l’odeur de la terre et le goût des châtaignes. Et même ceux qui attendrissent les touristes ou leur flanquent une peur panique quand une truie, qui n’ignore pas à quel point ses grognements exagérés peuvent être effrayants pour les innocents, déchire leur tente en pleine nuit pour dévorer leurs sandwichs et leurs biscuits.

 Je ne suis qu’un cochon ordinaire, un parmi les 26 millions qui ont été abattus cette année en France ; mais en dépit de leur imagination technique maladive, de leur fanatique avidité pour l’argent, de leur bêtise, de leur indifférence, de leur vulgarité, de leur compromission, de leur souffrance, oui, malgré eux, je suis quand même resté un cochon. Je ne suis pas devenu la chose qu’ils voulaient fabriquer. Je ne suis pas devenu rien. Parce que je suis vivant, j’ai résisté. Et ils ont dû faire face à ma résistance ; ils ont dû faire face à leur sensibilité. Comme le dit le petit oiseau qui s’acharne contre le feu dans la forêt en transportant trois gouttes d’eau dans son bec : j’ai fait ma part.

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